A WAR ON US - ESSAI JOURNAL  

Traduction d’une auto-édition publiée en 50 exemplaires à l’occasion de l’exposition A War on Us au Vermont Center for Photography (Janvier-Mars 2025). La traduction présente ci-dessous comprend uniquement l’essai publié dans l’auto-édition A War on Us.


AVANT- PROPOS

Depuis 30 ans aux États-Unis, l’avidité du laboratoire pharmaceutique Purdue Pharma et de tout un marché dans son sillage, combinée à la politique de criminalisation des drogues, ont créé une situation sans précédent : plus d’un million de personnes sont mortes des suites d’une surdose. Les politiques de lutte contre la drogue aux États-Unis ont échoué. Le trafic s’est intensifié tout en devenant toxique – le fentanyl tue massivement depuis 2015. Les prisons y sont remplies de personnes qui, plus que d’une incarcération, ont besoin de traitement et de soutien.

À travers le pays, militants et familles manifestent leur détresse et crient leur colère. Ils et elles demandent aux responsables de rendre des comptes. Dans l’ombre de ces derniers, les survivants mènent un combat d’une autre échelle. Ils luttent contre l’addiction qui les consume et le désespoir qu’elle suscite. Alors que l’épidémie des opioïdes infiltre les moindres recoins de leur communauté, ils luttent pour récupérer ce qu’ils ont perdu : leurs enfants, un foyer, parfois leur dignité.

Le projet A War on Us s’intéresse aux causes et aux conséquences de l’épidémie des opioïdes. Il est mené aux côtés des personnes et des communautés qu’elle a affectées.

Ce livre accompagne l’exposition A War on Us. Ensemble, l’exposition et le livre restituent un travail que la photographe française Adeline Praud a mené dans le Vermont, au nord-est des États-Unis entre 2017 et 2023. Il est le fruit d’une recherche qui a débuté par une immersion de six mois au sein d’une maison de transition états-unienne.


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Lorsque je me suis envolée pour les États-Unis le 15 novembre 2016, je ne savais pas précisément ce que j’allais y trouver. Donald Trump avait été élu une semaine plus tôt. Beaucoup étaient encore sous le choc. Les polarités s’affirmaient. À Rutland, où je venais de poser mes valises, elles prenaient la forme de petites affiches plantées dans les pelouses des maisons en bois typiques du nord-est des États-Unis. À la vue des affichettes, je devinais ce qui pouvait se jouer derrière les fenêtres de ces foyers. Les uns déploraient l’échec de Bernie Sanders – sénateur progressiste du Vermont depuis 2007 – quand les autres exultaient : celui qui avait le pouvoir de les sauver allait enfin accéder à la Maison-Blanche.

J’entamais plus ou moins sereinement un séjour qui allait durer 6 mois ; séjour durant lequel je serai une résidente parmi d’autres au sein d’une maison de transition du Vermont. Je n’avais pas d’addiction1 aux opiacés. Je ne sortais pas de prison. Au contraire, j’avais choisi d’être là et de partager ma vie avec Tim, Mark, Holly, Shawn et les autres. Ces derniers étaient aux prises avec la justice. À l’exception de Shawn, qui suivait un programme alternatif à la détention proposé par le tribunal local aux personnes souffrant d’un trouble de l’usage de substance, les autres résidents avaient été condamnés à une peine de prison plus ou moins longue. Leur incarcération était liée à leur dépendance. Ils et elles bénéficiaient d’un aménagement de peine, lequel avait été rendu possible par l’accueil au sein de cette maison de transition. Durant une période allant de 6 à 15 mois, les résidents bénéficiaient d’un cadre capable de soutenir leurs démarches de rétablissement. Le coût modique du loyer et l’accès à une nourriture gratuite leur permettaient également de se remettre sur pied financièrement et de reprendre le contrôle sur leur vie en toute autonomie.


1- Le terme addiction est sujet à controverses. Son utilisation peut nourrir et renforcer les préjugés concernant la consommation de drogues et d’alcool. Il est préférable de parler de trouble de l’usage de substance ou tout simplement d’usage de drogues. Dans cet ouvrage, je choisirai parfois le terme addiction car c’est le terme qu’utilise le plus souvent les usagers pour parler de leur réalité. J’utiliserai aussi les termes “trouble de l’usage de substance” ou “usage de drogues”.

En tant que résidente de cette maison, j’avais les mêmes droits et les mêmes devoirs que les autres. Je devais obéir aux mêmes règles. Pas de consommation de psychotropes dont l’alcool. Pas de violence. Pas de relation romantique entre résidents. L’équipe salariée et particulièrement Terese la directrice, qui avait accepté de m’accueillir dans la maison, attendaient finalement peu de choses de moi. J’étais libre d’aménager mon temps et mes activités. J’entamais donc une sorte de résidence de création qui allait durer jusqu’en mai. D’ici là, il me faudrait survivre à l’hiver du Grand Nord états-unien.

Avant l’hiver 2016/2017, je n’avais jamais entendu parler de l’épidémie des opioïdes. C’est seulement sur place que j’ai appréhendé le contexte de crise sanitaire globale dans lequel je me trouvais. À la lumière des nombreuses réunions auxquelles j’avais l’opportunité d’assister, je compris très vite que la situation était catastrophique. En effet, la façon dont la communauté locale et les professionnels s’étaient unis autour d’objectifs communs en disait long sur l’ampleur du combat qu’ils et elles étaient en train de mener. Ensemble, professionnels et bénévoles formaient une sorte d’armée pacifiste unie pour sauver les vies des personnes déjà atteintes par l’épidémie. De mon côté, je poussais toutes les portes qui s’ouvraient à moi : le bureau de Probation and Parole, la maison d’arrêt locale, les groupes d’entraides affiliés aux AA/NA (Alcooliques / Narcotiques Anonymes), les services sociaux, etc.

Pourquoi ces nouveaux médicaments aussi addictifs que l’héroïne avaient-ils reçu une autorisation de mise sur la marché par la FDA – Federal Drug Administration ? Pourquoi les médecins s’étaient-ils laissés convaincre de prescrire ces médicaments massivement ? Pourquoi autant de personnes avaient succombé ?

J’interrogeais alors les liens entre capitalisme et ultralibéralisme et trébuchais sur l’ambition de la famille Sackler et de son entreprise Purdue Pharma. S’y intéresser, c’était entrer au cœur du système sur lequel cette épidémie s’était développée. J’y reviendrai.

À Rutland, la bataille menée par les professionnels et les bénévoles se jouait à une échelle locale. Dénoncer le système et les responsables de l’épidémie n’était pas au programme. Il fallait parer au plus urgent : sauver les malades et soutenir les familles.

Je me souviens d’une discussion avec le Sergent Matthew Prouty en 2018. Il était alors chargé de la coordination de Project Vision, une coalition communautaire fédérant organisations, institutions et volontaires souhaitant se mobiliser contre l’épidémie des opioïdes à l’échelle locale. Nous échangions alors sur les raisons d’une telle crise. Éludant les origines ultra-libérales et l’avidité des entreprises pharmaceutiques, Matthew évoquait la perte de sens qui pèse sur certaines communautés ou sur certaines personnes. La désindustrialisation de territoires tels que ceux de la Rust Belt2 ou encore du Vermont, a dépossédé des millions de personnes de leur métier et de leur emploi. De cette perte peut naître un grand désespoir et ce désespoir est un terreau fertile pour les troubles de l’usage de substance, les violences intra-familiales et les radicalisations politiques. 

2- La Rust Belt est l’appellation donnée à une région des États-Unis appelée auparavant Manufacturing Belt. Il s’agit de la région industrielle du Nord-Est des États-Unis qui s’étend de Chicago au littoral atlantique, et de la frontière canadienne aux Appalaches. Le changement de nom s’est produit dans les années 1980. Le nouveau nom (« ceinture de la rouille ») évoque le déclin des industries lourdes (sidérurgie) et de l’industrie automobile, fleuron de la réussite économique de la région au 20e siècle.

En janvier 2017, cela faisait un peu plus de deux mois que j’avais posé mes valises à Dismas House, la maison de transition qui m’accueillait comme volontaire. Tim était l’un des résidents. Lui et moi étions très différents. Il nous a donc fallu beaucoup de temps pour nous apprivoiser. Tim est un redneck3, du moins c’est comme cela qu’il se définit. Il vit avec un trouble du stress post-traumatique qu’il régule en évitant toute vie sociale. Son physique imposant et sa voix rauque en font le genre d’homme auquel vous n’avez pas envie de vous frotter. À cette époque, Tim passait son temps sur l’un des fauteuils du salon de cette charmante maison de style victorien. De là, il avait une vue imprenable sur la cuisine, la salle à manger, le bureau de l’équipe salariée, la porte d’entrée et le poste de télévision. Rétrospectivement, je réalise que cette position était stratégique – il pouvait ainsi anticiper n’importe quel danger. Assis là toute la journée, Tim avait toujours une boisson à la main et un œil sur la télévision.

3- Redneck, littéralement « nuque rouge », est un terme populaire anglophone désignant un stéréotype d’Euro-Américains pauvres vivant en milieu rural.

Tim s’était lié d’amitié avec Bobby, un ancien résident qui venait parfois nous rendre visite. Le 20 janvier 2017, je traversais le salon alors que Tim et Bobby suivaient plus ou moins attentivement la retransmission télévisée de l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche. Tout à coup, l’un d’eux s’est écrié : « Enfin un président qui va prendre soin de nous ! » Circonspecte, je compris qu’ils puissent penser de cette façon. Ce président leur ressemblait par certains aspects, mais surtout, il disait ce qu’ils avaient besoin d’entendre. Tim avait grandi dans un environnement violent qui avait façonné sa vie. Après de nombreux allers-retours en prison et presque 25 années derrière les barreaux, Tim en avait fini avec cette vie. Au fil des mois, lui et moi sommes devenus amis, le temps long de l’immersion nous ayant permis de faire connaissance par-delà nos désaccords politiques et nos différences culturelles.

Le lendemain, à l’invitation de Martha, je prenais part à la Women’s March de Washington aux côtés de plusieurs centaines de milliers de personnes révoltées par les propos misogynes de ce nouveau président conservateur.


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J’ai choisi Rutland comme territoire de recherche pour deux raisons : il me semblait qu’intégrer et appréhender le fonctionnement et la culture d’une communauté à une petite échelle serait plus facile. Cela a été le cas. Aussi, j’étais intriguée par la sociologie toute particulière de cette petite ville désindustrialisée. 

À l’échelle de l’État, Rutland a mauvaise réputation. Moins intellectuelle que Burlington l’étudiante. Moins progressiste que Montpelier la capitale. Ouvrière et fière de l’être, Rutland resplendit de part son histoire flamboyante, celle d’avoir été un temps leader mondial sur le marché de l’extraction et de la commercialisation de marbre. 3e ville du Vermont en nombre d’habitants, Rutland a commencé à perdre de sa splendeur lorsque les principaux employeurs locaux se sont fait la malle au début des années 2000. Au même moment, la crise des opioïdes prenait son envol. Suivant un plan marketing bien ficelé, les commerciaux de Purdue Pharma arpentaient les territoires ruraux désindustrialisés à la recherche de patients en souffrance physique et psychique. Le marché de la douleur commençait à prendre de l’ampleur.

L’épidémie des opioïdes n’existerait pas sans l’énorme influence qu’exercent les sociétés pharmaceutiques sur le marché. Si cette épidémie est inscrite dans un contexte économique  (concentration des richesses), historique (prohibition), politique (war on drugs), international (narcotrafic) et social (grande précarité des plus pauvres), il convient pourtant de s’intéresser à l’entreprise pharmaceutique principalement responsable de cette crise.

Purdue Pharma, c’est une histoire de famille qui démarre au début du 20e siècle. C’est aussi l’histoire d’une entreprise qui décide de se spécialiser progressivement sur le traitement de la douleur chronique. Au début des années 1990, l’entreprise est en perte de vitesse. Son antidouleur MS Contin souffre de la concurrence. Elle décide alors de développer un nouveau médicament à libération prolongée à partir de l’oxycodone, un opiacé semi-synthétique aux effets similaires à son MS Contin. « Le laboratoire affirme publiquement que les effets de l’OxyContin dureraient 12 heures, accompagnant implacablement l’argument d’un risque de dépendance et d’addiction atténué, voire inexistant. Ce discours, contraire aux résultats des tests prouvant que ces effets avaient en réalité une longévité moindre, a permis au laboratoire de rallier à sa cause de nombreux médecins généralistes, à l’époque très peu formés sur les effets de la dépendance aux médicaments. Autorisé par la FDA en 1995 et mis sur le marché états-unien en 1996, l’OxyContin connaît un succès retentissant. Mais le succès commercial de l’OxyContin est en réalité dû à des techniques de vente douteuses, un marketing trompeur et à une campagne de recrutement controversée auprès des médecins généralistes4. »

4- L’OxyContin, l’antidouleur qui a rendu l’Amérique accro, Arnaud Sacleux, National Geographic, décembre 2021

Si vous souhaitez vous informer sur ce contexte tout en vous divertissant, je vous conseille le visionnage de deux séries et d’un film disponibles sur Netflix : Painkiller, Dopesick et Marchands de douleur. Je vous recommande par ailleurs le magnifique film de Laura Poitras Toute la beauté et le sang versé dans lequel la réalisatrice documente l’engagement de la photographe états-unienne Nan Goldin au sein du groupe P.A.I.N. (Le mot pain signifie douleur en anglais) et contre la famille Sackler. Ce film est aussi une plongée dans l’univers artistique et la trajectoire intime de l’artiste. 

En attendant, je vous propose de nous attarder un peu sur le plan marketing de Purdue Pharma.

L’un des fondements du plan marketing de Purdue Pharma pour OxyContin consistait à cibler les médecins les plus importants prescripteurs d’opioïdes à travers le pays : ceux dont les patients souffraient le plus de douleurs chroniques. Purdue les trouva dans les anciens territoires miniers du sud des Appalaches, en Virginie-Occidentale et dans le Kentucky. Un système de bonus encourageait alors les commerciaux de Purdue à augmenter leurs ventes d’OxyContin. En 2001, en plus d’un salaire annuel moyen de 55 000 $, les commerciaux recevaient des primes annuelles atteignant une moyenne de 71 500 $. Cette année-là, Purdue versa 40 millions de dollars en primes d’incitation à la vente à ses commerciaux.

Entre 1996 et 2001, Purdue Pharma a organisé plus de 40 conférences nationales sur la gestion de la douleur, en parallèle de ses campagnes marketing ciblées. Ces événements, entièrement financés par l’entreprise, visaient à convaincre les professionnels de santé de privilégier la prescription d’OxyContin plutôt que d’autres antalgiques. Plus de 5 000 médecins, pharmaciens et infirmiers y ont participé. Recrutés et formés par Purdue, beaucoup ont ensuite intégré le réseau national de conférenciers de la firme.

Purdue a encouragé une utilisation plus décomplexée des opioïdes chez les médecins généralistes, notamment en ce qui concerne les opioïdes à libération prolongée. L’OxyContin, de plus en plus populaire, a ainsi été prescrit plus largement ; en 2003, près de la moitié des prescripteurs d’OxyContin étaient des généralistes.

Certains experts ont alors exprimé des inquiétudes : ces médecins n’étaient souvent pas suffisamment formés à la gestion de la douleur ou aux risques de dépendance. Dans un système de soins souvent contraint par le temps, les généralistes disposaient aussi de peu de marge pour évaluer en profondeur et assurer le suivi de patients souffrant de douleurs chroniques complexes.

Purdue a massivement promu l’usage des opioïdes pour traiter les douleurs non liées au cancer, un marché bien plus vaste que celui des douleurs cancéreuses. En 1999, ce type de douleurs représentait à lui seul 86 % du marché total des opioïdes. En ciblant spécifiquement ce segment, Purdue a fait de l’OxyContin un médicament de plus en plus prescrit : entre 1997 et 2002, les prescriptions sont passées de 670 000 à 6,2 millions, soit une multiplication par près de dix. À titre de comparaison, les prescriptions pour les douleurs cancéreuses n’ont été multipliées que par quatre sur la même période.

Des études comparatives ont montré que l’efficacité et la sécurité de l’OxyContin à libération prolongée (administré toutes les 12 heures) étaient similaires à celles de l’oxycodone à libération immédiate (administrée quatre fois par jour), tant pour les douleurs chroniques du dos que pour les douleurs cancéreuses. Ces données avaient été validées dès 1995 par le médecin-conseil de la Food and Drug Administration (FDA), lors de la demande d’autorisation de mise sur le marché.

Ainsi, le succès commercial de l’OxyContin ne reposait pas sur une innovation thérapeutique majeure, mais avant tout sur la stratégie de marketing agressive de Purdue.

Aux États-Unis, entre 1996 et 2025, plus d’un million de personnes sont décédées d’une surdose liée aux opioïdes, qu’il s’agisse de médicaments prescrits ou de substances issues du marché illicite. Quant à celles qui survivent à une surdose, elles doivent faire face à de nombreux obstacles :
stigmatisation, incarcération, isolement social, culpabilité et deuil.


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Les maisons de transition qui m’ont permis de faire connaissance avec des personnes directement affectées par l’épidémie des opioïdes – elles en sont dépendantes – accueillent leurs résidents et résidentes le plus souvent après la détention. Ces maisons permettent à des personnes qui n’ont plus accès à un environnement propice à la guérison de retomber sur leurs pieds. 

Les parcours de vie qu’engendrent l’usage de substances peuvent amener les consommateurs à perdre tout ce qu’ils ont. Leurs enfants et leurs proches, leurs biens de valeur, leur permis de conduire, etc. « Quand les policiers t’arrêtent, tu pars tout de suite en prison. Ils n’ont pas de considération pour tes animaux de compagnie et tes biens personnels. Si tu as de la chance, des personnes de confiance vont s’occuper de tout cela pour toi. Mais bon, en réalité, quand tu pars en prison, le plus souvent, tu perds tout. Ton propriétaire bazarde tout. Et avant cela, des soi-disant amis viennent prendre ce qui les intéressent. » Pour que vous saisissiez les tenants et les aboutissants de ce témoignage, je dois éclairer le style de vie5 qui va de pair avec l’usage de drogues au sein des communautés auprès desquelles j’ai mené mes recherches.

5- C’est ce terme que plusieurs femmes qui consomment des opioïdes ont utilisé pour caractériser tout ce que cette dépendance entraîne avec elle.

L’usage de drogues implique le plus souvent une perte des liens avec les personnes qui ne consomment pas et, à l’inverse, un rapprochement avec des personnes qui consomment. Le passage d’une dépendance (la personne consomme mais continue d’assumer ses responsabilités) à un trouble de l’usage de substances (qui se caractérise par une perte des capacités à faire face à son quotidien) engendre un changement de paradigme. La drogue – trouver l’argent pour se la procurer, rencontrer son dealer, consommer – prend alors toute la place dans la vie des personnes et, le plus souvent, elle détruit tout. Cette description sur l’impact de l’usage de substances est très fidèle aux nombreux témoignages que j’ai recueillis au fil des ans. Tous se recoupent. Il est important de préciser que les drogues en question peuvent être des médicaments issus de prescriptions médicales (oxy, percocet, vicodin, fentanyl) ou du marché noir (heroïne, fentanyl).

Nombreuses sont les personnes que j’ai rencontrées à m’avoir dit avec conviction : « Jamais je n’aurais imaginé consommer de l’héroïne un jour ! » C’est toujours la prise de médicaments légaux prescrits par des médecins qui signe le début du parcours. Ceci me permet de souligner que tout ce qui est légal n’est pas nécessairement légitime et juste, et vice et versa. Mais voilà, le jour où les personnes ne peuvent plus se procurer ces pilules (soit parce qu’elles n’y ont plus accès, soit parce qu’elles ne peuvent plus se le permettre financièrement), elles passent à l’héroïne (qu’elles s’injectent ou non). 

Ce basculement marque un tournant dans la vie des personnes. Il engendre de la honte et de la culpabilité. Il installe aussi de nouveaux types de fréquentations et d’activités pour se procurer les drogues. Des petits délits, ou dans de plus rares cas, des crimes, sont alors commis. Les sensations de manque sont si fortes que les personnes se mettent en danger pour se procurer les doses qui leur apporteront un soulagement momentané. Le problème, c’est que dans un pays qui a choisi de criminaliser l’usage des drogues, lorsque l’on met un pied dans le système judiciaire en temps que personne qui vit avec un trouble de l’usage de substance, il est très difficile d’en sortir à cause de la dimension chronique de ce trouble. Et soyons clair, la prison n’est pas un centre de désintoxication. Les drogues y sont présentes, comme me l’ont confirmé la directrice de la maison d’arrêt de Rutland et de multiples personnes ayant connu la détention.

La criminalisation des personnes qui consomment des drogues génère un engrenage dont il est extrêmement difficile de sortir. Les retours à la consommation de drogue engendrent le plus souvent un retour à la prison. Comment retrouver l’énergie pour tout reconstruire, à chaque fois ?

J’ai rencontré Aaron à Burlington, qui se trouve être, du haut de ses 45 000 habitants, la plus grande ville de l’État du Vermont. Burlington la progressiste se situe dans le nord-ouest de l’État, sur la rive est du Lac Champlain, au sud de la frontière canadienne. Aaron souffre de troubles mentaux et d’un trouble de l’usage de substance. Il m’explique que c’est à l’intersection de ces deux troubles que ses problèmes ont pris de l’ampleur. 

C’est parfois l’anxiété sociale et l’inhibition des personnes qui les amènent à consommer. À l’inverse, cela peut être l’hyperactivité cérébrale qui en amène d’autres à chercher de quoi s’apaiser ou tout simplement dormir. Les problématiques de santé mentale, l’environnement, l’ennui, la pression des pairs, le désir de liberté6, la difficulté à supporter la liberté ou encore l’accessibilité des drogues sont d’autres raisons qui peuvent occasionner un usage de substances, une dépendance ou peut-être une addiction. Les raisons sont multiples et pleines de nuances.

6- Lire l’essai de Maggie Nelson : On Freedom: Four Songs of Care and Constraint

Aaron est conscient de ses privilèges. « Si je n’étais pas un jeune homme blanc de la classe moyenne, je serais actuellement en prison à cause de mon addiction. Je suis dehors parce que mes parents ont pu me payer un bon avocat. » Aaron dénote en effet. Il n’est pas représentatif de la majorité des personnes que je rencontre depuis 2016 dans les maisons de transition du Vermont, lesquelles sont principalement issues de la classe ouvrière. L’épidémie des opioïdes ne discrimine aucune communauté. L’usage des drogues non plus. Certaines communautés et classes sociales sont tout simplement moins visibles.

Pourtant, au regard des nombreux entretiens que j’ai menés au fil des ans avec les plus vulnérables d’un point de vue social ou économique, ainsi qu’auprès de personnes ayant développé un trouble de santé mentale suite à des violences sexuelles, psychologiques ou encore physiques, j’ai constaté que celles-ci sont plus enclines à consommer des drogues, particulièrement si ces drogues sont légales et accessibles dans l’armoire à pharmacie familiale. Ces personnes ont aussi plus de difficultés à se relever car, ici, les capitaux culturels et économiques jouent un rôle important. Comme nous le rappelle Aaron, pour sortir du système judiciaire, un bon avocat est préférable aux avocats commis d’office qui croulent sous les dossiers. Pour guérir, suivre une thérapie peut s’avérer essentiel. Pour reconstruire sa vie et accéder à un emploi satisfaisant, le soutien d’amis et de proches peut faire la différence. Or les troubles de l’usage de substance chez les personnes les plus vulnérables peuvent engendrer un parcours de vie emprunt de violences.


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Pour être honnête, lorsque j’ai commencé à écouter les parcours de vie des résidents de la maison de transition où je vivais en 2016, j’ai été bouleversée. J’ai aussi compris où les scénaristes d’un certain cinéma indépendant états-unien trouvaient l’inspiration. Je partage en toute honnêteté cette phrase que je me rappelle m’être formulée, aussi indélicate puisse-t-elle être, car à l’époque, ce cinéma hyperréaliste et sombre, qui dépeint aussi des histoires de résilience, était ma seule référence. Jamais je n’avais été confrontée à de tels récits de violence, si ce n’est au travers d’objets culturels. Désormais, aucun écran de cinéma ou aucune page de livre ne me préservait de cette violence : elle m’était livrée sans filtre, dans toute sa brutalité.

J’ai conscience qu’en partageant ces pensées, je risque de victimiser les personnes avec lesquelles je me suis entretenue au fil des ans dans le Vermont. C’est d’ailleurs pour cela que je m’accommode parfaitement du terme « survivant » que les activistes états-uniens et états-uniennes ont petit à petit substitué au terme de « victime ». Oui, ils ou elles ont probablement vécu des expériences traumatiques dont il est nécessaire d’identifier les causes. Mais ces personnes ont aussi jusqu’à ce jour survécu à leurs traumatismes et aux expériences que le style de vie lié à l’usage de drogues entraîne. 

La majorité des personnes qui consomment des drogues avec lesquelles j’ai eu la chance de m’entretenir ne blâmait personne, si ce n’est elle-même. Qu’elles se rendent entièrement responsables de cette maladie chronique qu’est l’addiction m’était alors incompréhensible. Le regard que je posais sur elles était empreint des recherches que j’avais faites. Il m’était impossible d’isoler les parcours de ces personnes du contexte coercitif global dans lequel elles évoluent. Je faisais un temps l’hypothèse que le programme en douze étapes des Alcooliques et Narcotiques Anonymes en était responsable, car il invite à assumer entièrement la responsabilité de ses actes et à reconnaître ses torts auprès de ses proches. Je compris plus tard qu’il était possible qu’assumer l’entière responsabilité de cette maladie soit une façon de prendre et de conserver le pouvoir dans un contexte où l’on a le plus souvent presque tout perdu.

Au fil des ans, quelques femmes m’ont raconté que leur situation était différente de celle des hommes. J’ai rencontré des jeunes femmes qui ont été kidnappées, torturées, menacées à main armée, violées, m’expliquant que ces agressions allaient de paire avec le style de vie qu’elles menaient. Ces violences n’ont pourtant rien de banal et aucune de ces femmes n’en est responsable. 

Vulnérabilité et femme ne riment pas toujours. Shay incarne une forme de puissance féminine. Ses tatouages et ses cheveux crépus violets traduisent une certaine liberté. Mais c’est surtout sa présence et son regard qui lui confèrent son charisme. Consommatrice et dealeuse, elle a su mener sa barque durant plusieurs années, assumant financièrement le budget de sa famille élargie comme l’aurait fait une cheffe d’entreprise. C’est elle qui faisait bouillir la marmite. Elle en était fière. Quel choix aurais-je fait si j’avais été à sa place ? Cumuler trois boulots pour payer les factures et m’épuiser à la tâche ? Ou bien choisir une option risquée qui me permettrait néanmoins d’être disponible pour mes enfants ? 

Dans un contexte où les plus précaires sont culpabilisés de ne pas s’en sortir et où le système discrimine les personnes racisées et les communautés paupérisées, les possibilités de réussite sont définitivement inégales…


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« Les trafiquants des métropoles des États voisins, ils viennent ici et nous font beaucoup de fausses promesses. J’ai fini par avoir peur de ce gars avec qui j’étais et trop peur pour partir parce qu’il disait toujours qu’il allait tuer ma famille. Il a toujours su me manipuler et utiliser la drogue contre moi. Il pouvait à peu près tout me faire, et il ne s’en privait pas. Il savait que s’il me donnait de la drogue après cela, il serait tranquille. » Ce témoignage fait écho à l’histoire de Jenna, dont la trajectoire m’a été racontée par ses parents Dawn et Greg. Jenna était une jeune femme joviale, sensible et intelligente. Entourée d’une famille aimante et financièrement solide, Jenna avait tout pour réussir. Mais voilà, c’était sans compter sur les violences d’un système où tout un chacun peut être brisé du jour au lendemain.

Jeune adulte, Jenna était toujours en relation avec son amoureux du lycée, relation au sein de laquelle la jeune femme était victime de violences. Un jour, son compagnon a été si violent avec elle que Jenna s’est retrouvée à l’hôpital. « Ses os n’étaient pas cassés, seul son cœur était brisé, pourtant, le médecin a quand même décidé de lui prescrire un mois d’OxyContin. Au bout d’un mois, elle était dépendante. » La vie de Jenna et de sa famille n’a plus jamais été la même après cela.

À l’instar d’autres jeunes femmes dont j’ai pu recueillir les témoignages, Jenna a très vite été repérée par les narcotrafiquants. Les biais de genre font des femmes de parfaites mules et dealeuses, les policiers les identifiant moins vite et le système ayant tendance à être plus empathique7 envers elles. C’est ainsi que la « carrière » de Jenna a démarré. Durant sept ans, Jenna a fait des allers-retours en rehab8, retournant à chaque fois à sa vie de consommatrice et de revendeuse. « Elle était sous l’emprise de ces gars. Un jour, j’ai débarqué chez elle. Elle était entourée d’une bande de mecs costauds. Il y avait de la drogue, du fric et des flingues étalés partout. J’ai explosé de colère. Jenna a eu peur pour moi. » Raconte Dawn, qui malgré tout cela a su maintenir un lien avec sa fille durant ces années difficiles.

7- Across Gender and Race for Drug Offenses, Alexis Griggs, Walden University
8- Rehab est l’abréviation en anglais du mot rehabilitation. L’abréviation fait principalement référence à drug rehabilitation, le nom anglais pour un centre de désintoxication.


Les séjours en rehab éclairent Jenna sur la réalité de la vie de ses pairs. Elle confie alors à sa mère que, quand elle sera sortie de tout cela, elle aimerait créer un lieu pour aider toutes ces femmes. Les proches de Jenna sont alors pleins d’espoir : des signes leur laissent penser que Jenna est enfin prête à ne plus consommer, Jenna prend ses distances avec les narcotrafiquants dont elle est sous l’emprise. « Elle était en rehab et l’un d’entre eux l’a appelée. Elle est allée à sa rencontre. C’est à ce moment-là qu’elle m’a téléphoné. Elle m’a dit ce qui se passait et où elle était. J’ai voulu appeler la police mais elle m’a demandé de ne pas le faire. Il y avait 50 000 $ dans la voiture, ainsi que de la drogue. Si la police s’était déplacée, elle serait allée en prison. Je regrette de ne pas avoir appelé la police ce jour-là, car c’est ce jour-là que Jenna a perdu la vie (...). Elle en savait trop, elle pouvait les faire tomber. » Ses parents m’expliquent alors qu’ils sont convaincus qu’elle a été assassinée et qu’on lui a administré une injection de fentanyl qui aurait été fatale à n’importe qui.

Quelques années après le drame, dans le petit village de Johnson où la famille réside dans le nord du Vermont, cette dernière crée, grâce à la police d’assurance de Jenna, une association qui a pour but de soutenir la guérison de femmes qui vivent avec un trouble de l’usage de substance. L’organisation installe son siège dans l’église désacralisée du village. Elle comporte plusieurs projets dont une maison de transition, un chantier d’insertion et un café.


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Sur le champ particulier de l’addiction aux psychotropes (alcool et drogues), deux idéologies s’opposent : l’abstinence et la réduction des risques. S’il vous arrive de regarder des films états-uniens, il est probable que vous ayez déjà observé une scène où un ensemble de personnages rassemblés en cercle partagent leurs problématiques avec une substance, de façon anonyme. Ces groupes de parole gratuits et accessibles à tous maillent le territoire états-unien. Les Alcooliques et les Narcotiques Anonymes prônent l’abstinence. Ils proposent un programme en douze étapes que les membres sont libres de suivre ou non. L’ancrage spirituel de celui-ci (le programme fait référence à une puissance supérieure que chacun est libre de se représenter tel qu’il et elle le souhaite) et le fait que les réunions ne soient pas animées par des professionnels de santé ont limité leur déploiement en France, quoique 500 groupes existent. En effet, ce mouvement s’inscrit dans ce que l’on nomme la pair-aidance. Les animateurs des groupes de parole sont des personnes qui ont elles-mêmes connu un trouble de l’usage de substance. 

La réduction des risques se fonde sur les droits humains et la justice. Elle se concentre sur les changements positifs et le travail collectif sans jugement, sans obligation, sans discrimination. Elle offre un accueil inconditionnel. Les actions des collectifs et associations qui défendent cette approche visent à limiter les risques engendrés par la consommation de substances et à maintenir un lien avec les consommateurs et consommatrices. Cela passe par les programmes d’échanges de seringues, par la prévention et l’inversion des surdoses, par le contrôle des substances (le marché noir étant intoxiqué il est fondamental de tester les drogues que les consommateurs achètent pour vérifier la présence de fentanyl), par la prescription de médicaments pour les troubles liés à l’utilisation d’opioïdes et enfin par les salles de consommation à moindre risque. 

Comme ce fût le cas pour les AA/NA, ce mouvement est né au sein des communautés d’usagers. Ces deux approches sont complémentaires à un travail thérapeutique qui, lui, devrait être réalisé par un ou une professionnelle. 

Je comprends les résistances, les peurs et les préjugés qui entourent l’usage des drogues. Ce sont d’ailleurs mes propres résistances et préjugés, ainsi que mon ignorance, qui m’ont donné envie de travailler sur ce sujet. À titre personnel, je n’ai pas connu l’addiction, quoique je vive avec un TCA (Trouble du Comportement Alimentaire) et une dépendance à l’Alprazolam. C’est d’ailleurs la réponse que je faisais aux personnes avec lesquelles je me suis entretenue pendant les sept années durant lesquelles j’ai fréquenté ces communautés, lorsqu’elles m’interrogeaient sur mes motivations à mener ce travail. À l’instar de celles-ci, il m’arrivait moi-même régulièrement de me demander pourquoi j’avais décidé de travailler sur ce sujet. Ce n’est que tardivement que j’ai fini par le comprendre. Mon sujet n’est pas l’addiction. Ce qui m’intéresse réellement ce sont les liens de cause à effet entre les violences des systèmes et les trajectoires des personnes et des communautés qui habitent ces systèmes.

Limiter l’offre de soins et son accès représente une violence en soi et un frein aux démarches de guérison. Dans le cas d’un État rural tel que le Vermont, les difficultés d’accès aux soins peuvent parfois prendre la forme d’heures à passer chaque jour au volant pour recevoir son traitement de substitution, et ce parce que le territoire n’est pas suffisamment maillé de professionnels autorisés à les délivrer. Ce n’est que récemment que les modes de délivrance se sont assouplis. Les patients et les patientes peuvent désormais recevoir une semaine de traitement lors d’une seule consultation. Pourtant rares sont celles et ceux qui, lorsque leur décision est prise de démarrer une démarche de guérison incluant un traitement de substitution, ont un accès immédiat aux soins. En réalité, les manques de budget et de prescripteurs engendrent des listes d’attente qui peuvent repousser l’accès aux traitements de plusieurs semaines, ce qui peut engendrer le découragement et l’abandon des personnes.

Tracy est directrice du Turning Point de Rutland, une association dont les salariés sont des personnes qui ont vécu avec un trouble de l’usage de substance. Ancienne infirmière, elle a développé une dépendance aux opioïdes par la consommation de médicaments détournés de leur usage. Aujourd’hui rétablie, elle œuvre au quotidien à l’accompagnement de ses pairs. « Lorsqu’une personne se décide à ne plus consommer et à entamer une démarche de guérison, il faut immédiatement lui donner accès aux traitements si elle le souhaite. Elle ne peut pas attendre trois semaines, c’est impossible. » J’observe Tracy depuis des années. Elle est appréciée à la fois des usagers du Turning Point, de ses collègues, mais également des autres professionnels qui luttent contre l’épidémie. Tracy est déterminée et combative. Pourtant, depuis 2020, elle s’épuise. 

L’épidémie de Covid a anéanti des années de travail de terrain. Durant les confinements, tous les services sociaux et groupes de parole ont été fermés, laissant dans le désarroi des centaines de personnes en souffrance. Entre mars 2020 et mars 2021, les surdoses létales ont augmenté de 85 %
dans le Vermont alors que la moyenne nationale était de 35%. Tracy est fatiguée. Elle porte un fardeau qui n’est pas le sien : le mur commémoratif qui recense les nécrologies publiées dans les journaux locaux lui rappelle chaque jour l’étendue du combat à mener. 

Soutenir ses pairs l’a sauvée. À l’instar de ses collègues, Tracy a d’abord été bénévole du Turning Point. Elle a ensuite gravi les échelons. Aujourd’hui, en partie grâce à elle, le Turning Point a une bonne réputation. Il y a une dizaine d’années, ce lieu n’avait pas la faveur des personnes souhaitant amorcer une démarche de guérison. De nombreux dealers participaient aux groupes de parole proposés quotidiennement. Ils profitaient de la vulnérabilité des participants pour faire affaire. 

Aujourd’hui, le lieu fait son maximum pour fédérer une communauté de pairs, rétablis ou non, en proposant un accueil inconditionnel et des événements capables de retisser les liens sociaux qui conditionnent en partie la guérison.

À l’instar d’autres territoires, le manque de psychiatres et de thérapeutes fait défaut à Rutland. Or, les groupes de parole ainsi que les traitements de substitution sont loin d’être suffisants pour guérir. Comme me l’ont souvent répété les personnes qui m’ont confié leur histoire, ce sont, dans la plupart des cas, des traumas qui les ont amenés à consommer. Si ces traumas ne sont pas traités dans le cadre d’une thérapie, il y a de fortes chances pour que la personne retourne à sa consommation initiale. 


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La journaliste Maia Szalavitz, dans son ouvrage Undoing Drugs interroge les approches et les représentations sociétales concernant les traitements de l’addiction. Elle revient sur l’idée commune qu’il faudrait toucher le fond pour pouvoir s’en sortir ou encore pratiquer un amour dur et ferme envers les proches ayant un trouble de l’usage de substance. Cette approche populaire ne se base sur aucun fait scientifique et tire son origine dans les propos de parents ayant écrit un best-seller au début des années 80. Dans ce livre, nous dit Szalavitz, les York affirment que la prison et la rupture de lien avec l’enfant constituent la meilleure approche à adopter pour aider son enfant. Szalavitz explique : « Grâce au concept de l’amour dur, l’idéologie de la guerre contre la drogue en est venue à dominer non seulement le système de poursuite pénale, mais également le système de traitement, étroitement lié aux groupes en 12 étapes (NA/AA). Un état d’esprit punitif imprègne désormais pleinement toutes les institutions et tous les systèmes destinés à aider les personnes dépendantes. »

Durant l’épidémie de Covid, les personnes incarcérées en maisons d’arrêt et en centres de détention se sont retrouvées isolées du reste du monde. Il n’était plus possible d’obtenir des parloirs, ni de participer à des activités, qu’elles soient thérapeutiques, spirituelles ou sportives au sein du petit établissement de Rutland. Le service de probation et les policiers étaient encouragés à éviter de nouvelles incarcérations, au risque d’y faire entrer le Covid. Mine de rien, cette situation a soutenu un élan qui était déjà en marche : ne plus incarcérer systématiquement une personne commettant un délit mineur lié à un trouble de l’usage de substance ou ne respectant pas les règles de sa mise en liberté conditionnelle. Ainsi, les règlements des maisons de transition se sont aussi progressivement assouplis. L’approche punitive – tu rechutes alors tu retournes en prison – a laissé place à des règles plus souples et à plus d’empathie face au retour à la consommation de substance.

Lorsque je suis retournée dans le Vermont en février 2022 (mon premier séjour post-Covid), puis de nouveau en septembre 2022 et en septembre 2023, j’ai été à la fois impressionnée par la combativité des professionnels mais également attristée par la fatigue de certains, dont Tracy. J’ai aussi fait la connaissance de l’officier Rosario, un jeune policier dont la joie et l’humour étaient toujours les bienvenus durant ces temps sombres. 

À l’échelle d’une ville comme Rutland, l’exercice du métier de policier a été complètement redéfini par la crise des opioïdes. À ce jour, comme me l’a expliqué le chef de la police de Rutland, la majeure partie des interventions de sa brigade est liée à la consommation de substances psychotropes.

À Rutland, les policiers sont impliqués dans l’élan communautaire qui tente de résorber l’épidémie de surdoses. Impliqués et moteurs au sein des réseaux de professionnels engagés dans la lutte contre l’épidémie, la plupart d’entre eux semble faire preuve d’empathie et de compassion. Des propos qui m’ont été rapportés font cependant écho de rares policiers (que je n’ai pas rencontrés) regrettant l’administration de la naloxone9 pour sauver des vies ; certains préféraient lorsque les surdoses étaient fatales. « Un junky en moins à gérer » auraient-ils dit. Ces quelques policiers ne sont pas les seuls à le penser. Ils sont représentatifs d’une frange de la société états-unienne qui considère les personnes souffrant d’un trouble de l’usage de substances comme des « déchets ».

9- La naloxone est un médicament qui peut neutraliser temporairement les effets d’une surdose d’opioïdes et donner du temps aux ambulanciers d’intervenir

« À partir du moment où l’on vous définit comme un drogué, quoi que vous fassiez, peu importe à quel point vous changez, c’est toujours comme cela que l’on vous regardera » m’a lancé Kim, rétablie depuis de nombreuses années. La stigmatisation que subissent les personnes qui vivent avec un trouble de l’usage de substance peut aller jusqu’à les tuer. 

Krista, qui est désormais en rétablissement de longue durée, est maman de plusieurs enfants. Ses deux avant-bras sont recouverts de deux larges cicatrices. « Je me suis probablement injectée un produit intoxiqué. Je n’ai jamais su ce que c’était. Petit à petit, l’infection s’est répandue sur mes avants-bras au point que l’on voit ma chair et mes os. C’était horrible et très douloureux mais je ne voulais pas aller à l’hôpital, j’avais trop peur d’être traitée comme une “junkie” et de perdre la garde de mes enfants ». Son témoignage nous rappelle que les préjugés ne sont pas uniquement le fait d’individus isolés. Ils sont aussi institutionnels. Pour remédier à cela, le Turning Point de Rutland a mis en place une collaboration avec l’hôpital et la police notamment. Lorsque c’est possible, des membres de l’équipe (qui sont, pour rappel, des personnes ayant connu la dépendance) interviennent aux côtés du personnel de santé et des officiers de police pour rassurer et soutenir les personnes qui en ont besoin s’il y a lieu.


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J’ai rencontré Melissa un mardi après-midi de septembre 2023. J’avais décidé de me rendre au tribunal, pour une session de la Drug Court, officiellement appelée Treatment Court. C’est le programme que suivait mon ami Shawn en 2017. À l’époque, alors que je travaillais sur un projet de film documentaire, j’avais été autorisée à y filmer une séquence. Je retrouvais avec joie cette salle de tribunal et son juge sympathique, au sein de laquelle une scène de théâtre allait se jouer. Chacun leur tour, les participants et les participantes à ce programme passaient devant le juge au milieu d’une assemblée composée de leurs pairs, de l’avocat de la défense, des responsables de leur dossier et devant les yeux rieurs de l’officier Rosario. Avant chaque séance, le tribunal exigeait des participants qu’ils et elles fassent un test urinaire, pour détecter, le cas échéant, des traces de consommation de substances. S’ils avaient consommé, une nuit en prison les attendait. Ils et elles le savaient. Dans le cas contraire, après avoir échangé quelques minutes avec un juge sincèrement intéressé par leur situation, des bons points leur étaient remis. Ils prenaient la forme de bonbons, de fruits ou de bons d’achat dans les meilleurs cas.

Cela faisait plus d’un an et demi que Melissa suivait ce programme. Elle avait du mal à franchir les cinq étapes dudit programme car elle refusait d’accepter une règle qui lui semblait arbitraire. Comme elle me l’a expliqué plus tard : « Elle pensait alors pouvoir changer le système ». La consommation de marijuana est légale dans le Vermont. Cependant, ce programme alternatif à la prison dépend du système fédéral. Au sein du tribunal, c’est donc la loi du pays qui s’applique et non celle de l’État du Vermont. Melissa n’était donc pas autorisée à consommer de la marijuana durant toute la durée du programme. C’est précisément cette règle que Melissa n’acceptait pas. La situation lui semblait absurde. Elle n‘avait aucun sens à ses yeux.

En fin de séance, à l’intersection de State Street et de Grove Street, Melissa et moi décidions de nous revoir. Elle voulait me raconter son histoire et de mon côté, j’étais curieuse de l’entendre. 

Melissa a exercé comme infirmière dans différents États, déménageant au gré de ses histoires de cœur. De retour dans le Vermont, elle vivait désormais chez son père. Cette jeune femme pulpeuse, intelligente et joyeuse n’avait auparavant jamais eu d’ennuis avec la justice. Elle consommait des opioïdes depuis de nombreuses années, mais s’était toujours débrouillée pour se procurer des pilules sans véritablement se mettre en danger. Ses amis ou petits-amis les lui fournissaient. L’un de ses dealeurs était un retraité qui, afin de boucler ses fins de mois, revendait les pilules que son médecin lui prescrivait. Melissa était dépendante et elle le savait. Sa dépendance n’avait toutefois, jusqu’alors, provoqué aucun dommage majeur dans sa vie.

Dans l’exercice de ses fonctions d’infirmière, Melissa était amenée à délivrer des opioïdes à ses patients. Ce jour-là, pour la première fois, elle fût tentée de se servir au passage. Consciente des risques, Melissa passa tout de même à l’acte. La scène fut filmée et le destin de Melissa scellé. N’ayant jamais été aux prises avec la justice par le passé, le programme de la Treatment Court lui était proposé.

Au fil des mois, comme les autres, Melissa finit par accepter le rôle qui lui avait été assigné et jouer le jeu qui lui permettrait de retrouver une pleine liberté.




ÉPILOGUE

J’ai le privilège d’avoir une voix que certains acceptent d’entendre. J’ai aussi deux médiums pour m’exprimer : la photographie et l’écriture. En faisant le choix de m’exprimer sur un sujet aussi complexe, qui plus est en tant qu’étrangère, j’ai pris le risque de me tromper et de produire des récits ou des représentations échouant à rétablir un dialogue sociétal, pire, renforçant les polarités. À travers ce travail basé sur la recherche dans un contexte immersif, j’espère avoir su prendre soin des communautés concernées. 

Ce travail a pour but d’éclairer un contexte social, historique et politique qui impacte et continuera d’impacter des générations d’États-Uniens. À travers lui, je souhaite aussi témoigner ma gratitude à toutes les personnes que j’ai eu la chance d’écouter ou de photographier. Elles ont fait de moi une meilleure personne. Leur force et leur détermination m’ont impressionnée. Avec elles, j’ai ri et souvent pleuré. Toutes ces personnes sont l’incarnation d’une résilience qu’il nous est sans doute impossible de percevoir, car leurs histoires, souvent empreintes de violences, restent à la plupart d’entre nous inaccessibles. À toutes et tous je souhaite réaffirmer que la moindre petite victoire doit être célébrée, que chaque pas compte et toujours un jour à la fois. Je pense aussi aux proches qui sont embarqués avec ceux qu’ils et elles aiment dans l’enfer des troubles de l’usage de substance dans un contexte coercitif. Ce travail rend hommage à toutes ces personnes.

Un système qui ferme les yeux ou, pire, favorise les violences de genre ou les violences raciales ne peut espérer guérir comme par magie. Si magie il y a, c’est dans le cœur des professionnels et des bénévoles qui œuvrent avec compassion et empathie à la guérison de leur communauté qu’elle réside.



REMERCIEMENTS

Adeline Praud tient à remercier les organisations et institutions locales qui lui ont permis de réaliser ce projet : Rutland Dismas House, Dismas of Vermont, Turning Point Center of Rutland, Evergreen Substance Abuse Service, Jenna’s Promise, Probation and Parole, Rutland District & Family Courthouse, Rutland City Police Department, Vermont Care, Project Vision, Cortina Inn, 77Art and the Vermont Center for Photography.

Elle remercie particulièrement : Terese and Robert Black, Martha Sirjane, Elissa Bucceri, Eric Maguire, Tracie Hauck, Heather U Ward Hurley, Margaret Theys, Justin Hofmeister, Matthew Prouty, Geraldine Burke, Dawn et Greg Tatro, Whitney Ramage, Sue Ransom-Kelley, Colleen Flynn O’Connell, Val Giesey, Silas Hamilton and Maureen Sullivan.

Pour leur implication dans les premiers stades de cette recherche, Adeline Praud remercie : Shawn O’Dell, Timothy Boardman, Samantha Cochran, Brian Dalton et Tonya Wright.

Elle remercie également toutes celles et ceux qui ont nourri ce travail : Nikki, Robert, Anthony, Melissa, Shay, Kim, Krystal, Crista, Jean, Nick, Annette, Tim, Rick, Chris, Aaron, Matthew, Jason, Sheena, Bryan, Travis, Koren, Tess, Devin, Paige, Justice, Antonio, David, Mary-Ellen, Shannon, Ashley, Dan, Amy, Kimber, Dana, Natasha et ceux que j’ai peut-être oublié.