A PLACE I CAN CALL HOME
Nouveau titre / série en cours aux États-Unis (Vermont) depuis 2019.
Téléchargez le portfolio de ce projet en cours ici.


Il est un pays où les enfants naissent
dépendants aux opiacés. Une nation dont les choix politiques
successifs ont criminalisé les addictions aux drogues, privatisé le
système carcéral et autorisé les grandes entreprises
pharmaceutiques à vendre en masse des pilules supposément magiques
contre la douleur chronique, qui allaient en fait tuer en masse. Il est des États ruraux et des grandes
métropoles où des hommes et des femmes ont capitulé face à leurs
douleurs et leurs traumas, s’en remettant à l’apaisement
éphémère généré par la consommation de drogues devenues trop
puissantes, trop addictives. Il est un pays qui avait un rêve. Ce
rêve est devenu son pire cauchemar.
J’ai rencontré dans ce pays une
communauté nourrie d’une force qui ne veut pas lâcher. Cette
force, elle l’a trouvé dans la colère du deuil et l’espoir de
sauver celles et ceux qui s’en sentent prêt, petit à petit, un
jour à la fois.
Dans ce grand pays se trouve un petit
État. On le dit progressiste. Pourtant, même là-bas et plus
qu’ailleurs, les gens meurent. Lorsque j’écoute les combattants
de cette armée pacifiste - cette communauté - j’entends la fureur
de celles et ceux qui combattent sans arme un ennemi devenu tout
puissant, un monstre qui aspire les humanités fracturées, d’êtres
qui, le plus souvent, en avaient déjà trop bavé. Aux côtés des combattants, j’ai
rencontré des personnes qui se cherchaient un nouveau foyer. Ce
n’était plus les drogues qu’elles allaient embrasser, mais leurs
émotions, leurs sensations et leurs traumas qu’elles allaient
confronter.
Ce combat si difficile, ces personnes
allaient le mener avec le soutien d’une communauté déterminée.
Malheureusement, une épidémie qui allait secouer le monde entier
allait plus encore malmener cette petite communauté. On n’y
mourrait pas en masse d’un virus, mais principalement d’un
isolement accru. Le rétablissement prend du temps et
c’est, le plus souvent, un parcours turbulent. Alors, la communauté
s’est dit, sans vraiment en avoir le choix, qu’il fallait
continuer le combat : honorer les morts et soutenir les vivants,
quoiqu’il en soit.



ORIGINES DU PROJET
Fin 2016, je suis
partie vivre pendant 6 mois au sein d’une maison de transition
américaine, qui accompagne, à leur sortie de prison, des personnes
souffrant d’addiction. Ce n’était pas la première fois que je
choisissais le - vivre avec - comme mode d’exploration du monde et
processus créatif. (À ce sujet : lire
la correspondance que j’ai tenu durant ces 6 mois). Je développe ce travail en cours depuis 2019. Il est le
fruit d’une immersion de six années au sein de la petite ville
désindustrialisée de Rutland, située dans le Vermont, au nord-est
des États-Unis.


CONTEXTE
En 1968, Richard Nixon, alors président des Etats-Unis, décide de faire la guerre à la drogue (War on drugs). Au début des années 70, une politique répressive se déploie aux États-Unis. Elle vise le cannabis et l’héroïne, dont les principaux consommateurs sont respectivement la jeunesse pacifiste de la contre-culture et les afro-américains. En 2016, l’un des proches de Nixon témoignera que le gouvernement de l’époque avait ciblé ces drogues pour avoir une prise juridique sur une jeunesse qui le dérangeait. Plus tard, des discriminations raciales et sociales allaient continuer d’opérer, cette fois-ci entre une population afro-américaine consommatrice de crack et une autre plus respectable, à la peau plus claire, consommatrice de cocaïne. En effet, il y a peu, une personne arrêtée en possession de 5 grammes de crack était automatiquement emprisonnée pour cinq ans, sans possibilité de libération conditionnelle, tandis que pour la cocaïne, la jauge était fixée à 500 grammes. Pourtant, la molécule est la même. L’arsenal juridique américain s’est donc bâti, non pas sur la base de la dangerosité des drogues en elles-mêmes, mais bel et bien en fonction des consommateurs de ces drogues qui représentaient pour les gouvernements successifs une menace à l’ordre économique et social.
Fin des années 90, l’industrie pharmaceutique américaine persuade peu à peu, à grand renfort de publicités, médecins et patients que ses nouveaux antidouleurs répondant au nom de OxyContin, Fentanyl ou Percocet sont révolutionnaires. Ces médicaments sont des dérivés de l’oxycodone, un analgésique puissant classé comme stupéfiant par l’OMS. Début des années 2000, le nombre de prescriptions explose, celui des overdoses également. Chaque année aux États-Unis, 75 000 personnes décèdent par overdose, dont près de 50 000 sont des overdoses d’opioïdes.
Depuis 2016, on parle d’une crise, voir même d’une épidémie des opioïdes. Si toutes les catégories de population sont touchées, les plus fragiles, dont celle que l’on appelle les White Trash1, en font particulièrement les frais. Le Vermont détient malheureusement le record en pourcentage de l’augmentation des décès par overdose entre mars 2020 et mars 2021. Tandis qu’elles ont augmenté de 35% à l’échelle du pays, dans le Vermont, les overdoses létales se sont accrues de 85%.
Dans l’ombre de ces chiffres alarmants se cachent les personnes qui survivent à l’overdose, celles qui redoutent la suivante, les enfants retirés à leurs parents, les familles détruites, la prison. À Rutland, petite ville républicaine située au centre du Vermont progressiste (nord-est des États-Unis), la communauté a décidé d’en découdre avec la crise. Par-delà les actions et dispositifs mis en place pour réparer ce qui peut encore l’être (centre de désintoxication, rehab, maison de transition, prescription de méthadone, groupe de parole et suivi thérapeutique), il y a les liens qu’altèrent l’addiction, la solitude qu’elle engrange. Là-bas, dans cette petite ville désindustrialisée et déclassée, traumas collectifs et individuels se confondent. Les paysages et les corps ont été affectés. La communauté a été ébranlée.
1/ White trash signifie littéralement déchet blanc ou raclure blanche. C’est un terme d’argot américain désignant la population blanche pauvre.


Le corpus d’images visible ci-dessous (extraits) est le fruit de collaborations avec des personnes rencontrées dans les maisons de transition de la ville de Rutland. Les textes sont issus des nombreux témoignages que j’ai récoltés depuis 2017. Au départ de cette série, il y a une question “Si l’addiction était un objet, que serait-elle et pourquoi ?”. Lorsque j’ai donné vie à ces images en octobre 2022, le processus créatif m’a parfois éloignée de la question de départ, pour mieux raconter, dans toutes ses dimensions, ce que c’est de vivre avec une addiction.



Ce projet reçoit le soutien de l’Institut Français, en partenariat avec la Région Pays de la Loire d’une part et la Ville de Nantes d’autre part. Il reçoit également le soutien de l’État – Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) des Pays de la Loire.


